Voici venir le solstice !!! une porte étroite qui voit le soleil arrêter son mouvement de descente sur l'horizon, comme s'il hésitait à plonger dans l'infra-monde ou à reprendre au contraire son ascension pour éclairer et réchauffer les vivants une fois encore...
Deux Déesses présideront, comme depuis l'éternité, à ce passage étroit; chacune d'elles porte de nombreux surnoms, mais elles sont toutes deux considérées comme "Mère des Lares".
La première Déesse est célébrée le jour même du solstice, soit avant hier le 21 décembre, lors de la fête des Angeronalia. Elle se nomme Dea Angerona, Anguitia, Tacita ou Muta. Ces noms nous indiquent deux registres symboliques susceptibles de nous éclairer sur la nature de cette Déesse :
l’étymologie des variantes du nom Angerona ou Anguitia pourraient s'expliquer par anguis, le serpent, qui n'est que l'épiphanie de prédilection des Dieux chthoniens anonymes du foyer, les Lares (ou le Lar). Le serpent, long, étroit et sinueux, s'enfonce aisément dans les profondeurs obscures du sol dont il est censé favoriser la fertilité. En outre, le reptile mue, et son exuvie peut aisément symboliser la vielle année, le vieux soleil que l'on s'apprête à quitter. Anguitia, la Dame aux Serpents, serait donc la mère du soleil, celle qui favorise sa mutation.
Angerona peut également faire référence à angor, l'angoisse ressentie durant les jours obscurs de la fin de l'automne. La Déesse qui nous ouvre l'hiver est considérée comme secourable: elle est censée soulager les angoisses, les tristesses et les douleurs de la sombre saison. Elle aise le soleil affaibli à se frayer un passage difficile à travers les ténèbres. Elle a donc un rôle éminemment initiatique, puisqu'elle conduit ad augusta per angusta, et donne à nos âmes meurtries, pour peu qu'on veille bien écouter sa parole, la grâce de la régénération.
Mais cette parole est silencieuse, comme nous l' indique en effet la deuxième série de noms de la Déesse. Elle est "Celle qui se tait" (Tacita), la "Muette" (Muta),et se montre à nous sous l'apparence d'une statue dont bouche bandée, sur laquelle elle a, comme par précaution supplémentaire, posé son doigt en signe impérieux de silence.
Une histoire sacrée, bien entendu, prétend rendre compte de cet étrange et inquiétant mutisme. La mythologie retient qu'elle a surprit jadis les plans que tramait Jupiter pour capturer sa soeur Juturne, Déesse des sources et des fontaines, afin d'abuser d'elle. Anguitia prévint alors Junon de l'infidélité de son divin époux, mais ce dernier, pour la punir, paralysa sa langue et la relègua aux Enfers, où Mercure reçut la charge de la conduite. Mais sur le chemin, le Dieu au Caducée la viola et la rendit mère des Lares Compitales (les esprits des carrefours, célébrés au début de janvier lors des compitalia).
D'autres étiologies rendent encore compte de ce silence divin. La Déesse garderait par exemple, derrière ses lèvres closes, un nom secret entre tous : le nom même de la Ville, mot secret et sacré qui devait être soigneusement tu afin qu'il ne puisse être utilisé contre Rome, selon les théories sur la valeur magique des noms, dont les Anciens faisaient grand cas.
Ou bien, nous dit Georges Dumézil dans son étude sur les Deux Déesses Latines, le silence mystique de la Déesse serait destiné à rendre sa puissance, ainsi contenue, plus efficace pour accomplir sa mission de passeuse de soleil, selon une méthode comparable à celle des prêtres védiques dont le mutisme rituel devait décupler l'efficacité du sacrifice.
Mais on peut aussi penser que cette Mère Muette, aux harmoniques résolument chthoniennes, est une des nombreuses formes de la Déesse de la Mort dans l'Italie ancienne...On la rapprochera volontiers de la mystérieuse Sigê, personnification du Silence dans les cosmogonies orphiques. Cette Déesse primordiale nous renvoie à une absolu sans sons, un chaos précosmique précédant tout langage et qui n'est pas sans relations avec notre Tacita présidant au début d'un nouveau cycle annuel dans une nature endormie ou nul chant d'oiseau ne résonne dans la forêt enneigée. Cette quiétude-là m'a toujours rempli d'un sentiment de plénitude sacrée, me renvoyant aux draps blancs de ma propre enfance.
Cette Mère des Lares recevait son sacrifice dans un temple qui ne lui était pas dédié, mais dans le sanctuaire d'une certaine Volupia, dont le nom évoque la volupté sans pour autant la confondre avec elle. Il s'agirait plutôt d'une Dame du Contentement, du Désir satisfait (notons ici l'écho avec Saturne et Ops), qui annonce une autre Déesse, fêtée le 23, comme si l'une passait le relais à l'autre en une subtile mutation. La muette Lara (c'est là encore un de ces noms), devenue bavarde (Lalla), cède alors le pas à une autre Mères des Lares, dont on dit qu'elle fit jadis commerce de ces charmes....
Et vient alors le temps d'honorer Acca Larentia, le 23 décembre, pour les Larentalia.
La Mère des Lares s'est dédoublée. Cette fois, elle est Acca ou Atta Larentia, la "Petite Mère", qui personnifie la fécondité des germes enfouis sous la terre, dans la profondeur féconde qui reçoit pêle-mêle les semences et les Mânes. Cette Mère est elle-même une Mère Morte, une terre endormie : elle reçoit en effet un sacrifice sur sa "tombe" (combien de Dieux n'ont-ils pas de tombeaux ?) dans le quartier commercent et populeux du Vélabre, où l'on dit qu'elle vécut il y a bien longtemps. Car on ne sait plus ici où commence la Déesse et où finit la femme...
La légende des origines de la Ville raconte qu'elle fut autrefois une amante d'Hercule, ce héros dont nulle terre ne se veut orpheline et qui parcourut le monde pour y semer les grains de la civilisation comme ceux de sa postérité.
On raconte que le fils d'Alcmène, de passage en Italie comme il revenait de s'assurer des Boeufs de Geryon, fut invité à jouer aux dés par le gardien de son propre temple, sous le règne lointain du roi Ancus Martius. Comme enjeu, le desservant lui promit la plus belle fille de Rome et un repas à ses frais dans le sanctuaire. Il perdit, comme il se doit, et dut procurer à son heureux adversaire une jeune beauté, Larentia ou Larunda, dont le métier était de faire le commerce de ses charmes. A cette époque, les habitants des bords du Tibre appelaient lupa (louve), une femme professant un tel métier, et lupanar le lieu où il s'exerçait.
Après avoir pris son dû, Hercule quitta Rome, non sans avoir recommandé à Larentia d'épouser un riche barbon de Toscane répondant au nom de Tarutius. La belle ne se fit pas prier, et comme le bon étrusque ne tarda pas à mourir, elle hérita de son immense fortune. Elle s'installa au Vélabre et fut, sa longue vie durant, bienveillante envers les humbles et les nécessiteux. Bonne fille, elle léga à sa mort sa fortune au Peuple Romain. On dit qu'elle disparut sans laisser de trace...Et pourtant, c'est bien sur sa "tombe" qu'un Pontife et le Flamine de Quirinus, invoquant aussi à cette occasion Jupiter, honorent cette Larentia/Larunda/Larentina, considérée, quoique réputée Sabine (mais nous savons depuis Dumézil que cette origine géographique est en fait une connotation symbolique), comme la Mère du Peuple Romain ("tanta nutrix Larentia gentis", Ovide, Fasti, III, 55).
Car la référence à la Louve n'est évidemment pas anodine. Larunda est aussi considéré comme Fauna, la femme du berger Faustulus du Palatin qui recueilli et nourrit Romulus et Remus élevés par la Louve sous le figuier Ruminal des bords du Tibre. On raconte que cette généreuse nourrice était déjà mère de douze enfants qui deviendront plus tard les Frères Arvales. L'un d'eux mourut et fur remplacé par le petit Romulus, qui devint le Dieu Quirinus après son apothéose. Certains disent que sa "mauvaise conduite" (elle buvait du vin !) lui aurait valu d'être battue à mort par son mari, et d'être surnommée "lupa".
Nous venons d'ouvrir deux portes : la première, tenue par des Dieux (Consus et Saturnus) très voisins, à libéré les grains de l'abondance et donné libre cours au chaos créateur ; la seconde, gardée cette fois par les deux Mères des Lares, la Muette et la Bavarde, nous a fait traverser le gué de l'angoisse pour nous porter sur l'autre rive, au delà de l'an présent. Le soleil peut jaillir, désormais, des brumes indécises, et triompher des ténèbres, pour entrer dans l'an neuf et chasser les miasmes malsains de l'an vieux qui s'accroche encore à la vie.
On saluera donc demain le Soleil Invaincu, et l'on conclura ensuite l'étude du Cycle Solsticial de la Mos Maiorum, la Coutume des Anciens dont nous avons à cœur d'approfondir les arcanes pour mieux la pouvoir suivre...
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